"Rockeur über Alles"
(Fevr. 1999)
 
 

Dédaigné des médias, à 15 milliards d'années-lumière du star-système, surnommé par ses musiciens "le grizzli des montagnes jurassiennes" [Zénith 94], Hubert-Félix Thiéfaine a quand même rassemblé 17 000 groupies à Bercy le 11 décembre 1998, parce qu'il a su fidéliser un public varié en balisant deux décennies [1978-1998] avec 12 albums bien charpentés et 4 lives chauds, au fil desquels il affirme les diverses facettes de sa personnalité hors-normes.

La démarche créatrice qui sous-tend ses poèmes jamais dénués d'une élégance gainsbourienne (même, et surtout, lorsqu'ils traitent de sujets scabreux), mitraillés en rafales sur des rocks efficaces, a été exposée par l'artiste lui-même dans une chanson programmatique: "Was ist das rock'n'roll" [1988]. Dès le titre-refrain, il démontre sa capacité à intégrer à son lexique poétique des mots étrangers qui contribuent à la magie de ses vers sans jamais les réduire à un simple volapük - le choix des emprunts et des néologismes étant guidé par les lois cohérentes d'un univers personnel en constante mutation évolutive.

Dans les couplets, Hubert-Félix dévoile tout d'abord le dédoublement de personnalité séparant l'artiste et l'homme (par pochettes interposées, nous apprendrons en 1996 que Hubert est blanc et en 1998 que Félix est noir), sur les traces de Gainsbourg-Gainsbarre, Docteur Jekyll et Monsieur Hyde, Monna Vanna et Miss Duncan:

200'000 ans déjà que je zone sur la terre
dans le grognement lourd des groins qui s'entrechoquent
de nature solitaire, je me terre pour me taire
mais mon double pervers joue dans un groupe de rock.

Le poète dévoile ensuite sa source d'inspiration, l'alcool (black = noir = saoul), qui le met d'équerre (d'aplomb) pour écrire (avec une ponceuse Black & Decker?), avant d'affirmer sans complexes la naïveté de sa création (par référence au vers gainsbourien "Naïve comme une toile du Nierdoi Sseaurou" [1984]) - la dualité employé à l'Octroi-peintre prolongeant par ailleurs la dualité solitaire-rockeur du début:

j'ai quelque mauvais don d'acrobatie verbale
surtout les soirs d'hiver quand j'suis black et d'équerre
tel un Douanier Rousseau du graffiti vocal
j'fais des bulles et des rots en astiquant mes vers.

Thiéfaine avoue ensuite en avoir bavé et avoir dû blinder ses chaussures pour passer outre les embûches du chemin, avant de justifier l'allemanglais du titre-refrain par la difficulté de mettre le français en musique:

j'suis un vieux désespoir de la chanson française
qui fait blinder ses tiags pour marcher quand ça loose
ma langue natale est morte dans ses charentaises
faute d'avoir su swinguer au rythme de son blues.

Le rockeur affirme alors la nécessité d'une musique bruyante, puisque Beethov(en) était sourd et que lui-même est déjà borgne (à la peinture de Toulouse-Lautrec?), et décharge ses armes musicales de toutes ses forces, avant que l'âge le réduise à composer en braille:

mais je veux de la miouse qui braqu'marde et qui beugle
avec Beethov en sourd, je suis borgne à Toulouse
en attendant d'chanter en braille chez les aveugles
je sors ma Winchester pour mieux cracher mon blues.

Toutefois l'"Autorisation de délirer" - autocitation du titre du second album [1979] - est bénéfique à l'artiste qui n'en abuse pas (c'est la leçon que le chanteur tire de sa première décennie de carrière), les excès du disciple distillant un vin (mis avec esprit en position de rime juste après 'rouge') qui saoulerait ses idoles trépassées et ferait sourire leurs feux follets:

fin d'autorisation de délirer sans fin
j'dois contrôler l'vu-mètre avant qu'ça passe au rouge
mes idoles défunctées se saoulent avec mon vin
et traînent leurs feux follets hilares au fond des bouges.

Par la rigueur et l'originalité de son programme créatif, par la cohésion de la langue-univers qu'il met en oeuvre, et par l'observation subtile et ironique de ses contemporains desquels il reste pourtant solidaire, Thiéfaine se pose aujourd'hui comme la figure la plus marquante de l'après-Gainsbourg.



Article écrit par Yves-Ferdinand Bouvier
Publié dans Courant, Journal des Etudiants
de l'Université de Genève, 1999,
28 Février 1999