"Thiefaine a 20 ans"  


...de scène bien sûr ! C'était l'occasion de faire le point avec cet artiste tombé de "cénobite en anachorète" en 1984 après que les médias l'aient mis à l'écart.... Mais Hubert-Félix Thiéfaine ne s'en trouvera pas pénalisé pour autant puisqu'il continuera à voir le public venir nombreux dans les salles de concert et ne cessera de produire de superbes albums dont le dernier en date, sorti en avril 98 : "Le bonheur de la tentation" (Sony/Tristar) frère cadet de "La tentation du bonheur" sorti, lui, en 1997. Un album, qui, comme Thiéfaine le précise, n'est pas une compilation des vingt années passées mais juste des neuf mois qui viennent de s'écouler... Ce nouveau disque est riche en clins d'oeils à des gens comme Léo Ferré ou Bob Dylan. Il renferme de véritables petits trésors tels que "Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable", "Bouton de rose" ou encore "La ballade d'Abdallah Géronimo Cohen" premier single extrait de l'album. Thiéfaine s'apprête à attaquer Paris-Bercy le 11 décembre 1998 pour un concert-anniversaire exceptionnel d'une durée de 3 heures ; vous pourrez y (re)découvrir de nombreux titres tirés des 12 albums de sa discographie. Cette soirée, qui promet d'être une grande fête, sera suivie d'une tournée (plus de 80 dates !) à travers la France.

Chronique de l'album "Le bonheur de la tentation"

David Starosta :  Il y a 20 ans, dans la chanson "22 mai" tu noyais les frontières en parlant d'un "chinois de Hambourg déguisé en touriste américain au volant d'un cabriolet espagnol...". Aujourd'hui tu noies les nationalités en parlant, dans "Abdallah Géronimo Cohen" de "Gwendolin von Strudel Hitachi Dupont Lévy Tchang et d'Zorba Johnny Strogonof Garcia m'Golo m'Golo Lang" , pour toi nous ne sommes finalement que des terriens sans attaches ?

Hubert-Félix Thiéfaine : Non, je n'ai pas dit qu'on était sans attaches, je crois aux racines, tout le monde a ses racines, c'est une donnée individuelle et intime, mais cela ne doit pas nous empêcher d'être aussi des terriens et même des êtres galactiques et cosmiques... Dans l'Europe de demain, chaque pays va garder son identité donc pour les peuples, pour les individus c'est pareil, chaque individu doit garder ses propres racines tout en étant international et terrien.... Les métis garderont leur double racine, ils ont cette chance d'avoir cette double racine et il est vrai que je suis pour un métissage...

Je voulais dire qu'il y a 20 ans, tu évoquais surtout le problème des frontières, mais aujourd'hui "Gwendolin Hitachi Dupont Lévy Tchang" ne peut pas être dit pour rien, vu le contexte politique...

Pour moi c'est tellement logique que je n'ai pas à me poser le problème politique, ça ne m'intéresse pas. C'est évident que j'en ai marre et que je vais voter maintenant, ce que je ne faisais jamais auparavant. Je vais voter systématiquement pour le parti républicain démocrate qui passe contre le parti néo-fasciste, mais je ne vais pas voter pour quelqu'un non plus, souvent je vote contre. Depuis la révolution française il y a entre 10 et 12 % d'extrémistes de droite en France et il ne faut pas exagérer, il n'ont que trois villes en ce moment, mais il faut être vigilant, c'est à dire qu'il ne faut pas être pessimiste et dire "On a perdu, ils sont en train de gagner", je ne crois pas que les jeunes de 20 ans aujourd'hui votent pour le front national. C'est à croire que les médias sont d'extrême droite et qu'ils font le jeu du front national depuis 20 ans maintenant...

"Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable" peut-elle être considérée comme une version "hard" 1998 et surtout comme un hommage à "La solitude" de Léo Ferré, ton père spirituel ?

C'est vrai que cette chanson est un clin d'oeil à Léo Ferré, mais j'ai pris mon chemin à moi. J'ai eu ce problème dans les années 70 quand j'essayais de me dégager de Léo, je faisais du sous-Léo Ferré, ce n'était pas très intéressant et ce n'était pas ce que j'avais envie de faire au final donc il a fallu que je me batte contre moi-même pour m'imposer en tant que Thiéfaine... De même, la "Ballade d'Abdallah" est un clin d'oeil à Bob Dylan, "Les mouches bleues" aux Stones... et "Alligators 427" à Claude François !!! (Rires)

Qui est ce Donald Turnupseed que tu évoques dans cette chanson ?

C'est un homme qui a réellement vécu en 1955, et James Dean est rentré en contact violent avec sa Ford... le reste tu l'as dans la chanson. C'est une des victimes de James Dean, mais ce n'est pas la seule, il y en a eu avant, et il y en a eu après... Je ne suis pas un malade de James Dean, excuses moi ! J'aimais bien sa Porshe... et je trouve scandaleux qu'il l'ai saccagé pareillement ! (Rires)

On constate, depuis "La tentation du bonheur" que ton écriture est de moins en moins imagée et disons... plus "à la portée" de l'auditeur ; as-tu eu un moment, en réécoutant tes albums, le sentiment d'être incompris dans une écriture au second, voire treizième degré, et as tu éprouvé le besoin de dire les choses plus simplement, plus brutes ?

Je ne partage pas du tout cette idée, je ne pense pas que la chanson "Tita dong dong song" soit une chanson de théorie et de synthèse à travers des mots grammaticalement corrects, si je regarde "Retour vers la lune noire" je n'ai pas l'impression d'avoir oublié le sens des images, elles sont peut-être différentes, j'écris depuis l'âge de 10 ans, je fais évoluer les choses, mais je n'ai pas l'impression d'avoir enlevé des images. Quand j'écris une chanson j'oublie le public et j'oublie qui je suis, j'essaie avant tout de me surprendre et de faire la chanson que j'ai envie d'entendre ; je ne passe pas une heure à me demander comment je vais aborder le thème et comment je vais régler ces histoires de textes dans la chanson.

Peut-être que les images sont toujours là, mais côté texte, "27ème heure : suite faunesque" ou "Dans quel état terre" sont tout à fait compréhensibles au premier degré, alors que dans "Exit to chatagoune-goune" en 83 par exemple, tu commencais en disant "Amour-crayon-bite-enfoncée-dans les tubulures glauques du vent...", il fallait comprendre tout de même...

(Légerement énervé) Je peux expliquer cette chanson mot par mot. Pour moi c'est une cohésion totale et je fais pareil aujourd'hui seulement je n'opère plus de la même façon, j'avais la violence qui m'interdisait d'avoir même recours aux verbes et aux conjonctions alors que maintenant je suis quelqu'un de plus posé qui prend le temps de faire des phrases entières, mais cela ne m'empêche pas d'utiliser les images et les mots forts comme à l'époque et je reconnais toujours ce genre de chanson où on balance les mots avec force, comme un cri, sur une musique bien fracassante. Si je reprends l'exemple de "Retour vers la lune noire", on voit que c'est le même genre de chanson sauf qu'il y a quelques conjonctions de coordination en plus. Maintenant si j'ai envie d'écrire des trucs pour les gens qui ont un QI en dessous de 60, je me renseignerais et je peux le faire... Quand je dis moins de 60 c'est un doberman moyen quoi !

On constate aussi que sur l'ensemble des pochettes de ta discographie, ton visage n'apparaît pas, par contre, depuis "La tentation du bonheur", tu n'hésites plus à nous montrer des photos de ta maison, de ton studio, et surtout de tes enfants, Hugo et Lucas ! Est-ce une nouvelle forme de provocation contre toi-même, ardent défenseur de ta vie privée ?

Non je suis simplement entré dans ma phase de strip-tease ! (Rires)

Donc demain tu enlèves le bas ?

Il est déjà enlevé mais il faut bien regarder...

Patrice Marzin (guitariste de Gérard Manset, Meic Stevens...), t'a rejoint sur les trois derniers albums studios pour les arrangements...

Marzin un bon guitariste... c'est pour ça qu'il tient le temps avec moi, alors que d'autres... bon ! Mais il ne faut pas seulement être un bon guitariste pour jouer dans mon band, il faut être autre chose. Il est aussi très inventif, il a une culture musicale très large, et il joue de la guitare comme je chante, c'est à dire de façon un peu romantique et avec les tripes...

A l'occasion de tes 20 ans de scène, tu vas donner un grand concert exceptionnel, est ce que tu peux commencer à nous dire ce qu'il s'y passera ?

Je peux juste dire que c'est un anniversaire pour moi, que j'ai pris une grande salle comme dans les familles : si tu veux en temps ordinaire on a 3 / 4 assiettes à table, le jour on il y a un anniversaire on met les rallonges et on invite la famille, les amis, on souffle les bougies en chantant "Happy birthday to you" et on fait couler le Champagne et le Champomy... donc, c'est la même histoire... Je peux quand même en dire plus, je ne vais pas dévoiler le spectacle, mais disons que l'on va jouer les vingt années, piocher dans toute la discographie. Le spectacle va durer 3 heures, donc on a un peu le temps de revisiter 20 ans... mais je ne voudrais pas oublier que c'est le 11 / 12 / 98, et les deux derniers albums sont le onzième et le douzième d'accord ?

Il est vrai que tu as toujours eu un rapport avec les chiffres dans tes chansons....

Quand il y aura une révolution scientifique suffisamment grande, les mathématiciens viendront un peu chercher chez moi... J'ai jamais rien compris aux mathématiques alors c'est normal qu'ils viennent chercher un peu maintenant le futur dans les miennes... (Rires)

Est-ce qu'aujourd'hui, après un parcours jonché de doutes et d'embûches, tu penses avoir trouvé un équilibre ?

J'espère bien que non ! L'équilibre c'est pour les morts, c'est station horizontale dans un cercueil ou sous forme de cendres, j'espère bien ne pas tomber là-dedans sinon cela ne veut plus rien dire... Je recopie mes disques et puis j'en fais des petits...

Tu es quand même dans un contexte familial harmonieux, du fait de la naissance de tes deux fils et de la présence de ta femme, cela ne t'apporte-t-il pas un soutien, n'as tu pas moins d'images noires ?

A partir du moment où tu as des enfants, tu as certaines responsabilités, t'évites déjà de continuer à penser au suicide... Tu ne vas pas faire des gosses pour qu'ils soient orphelins avec un père pendu dans la grange, alors qu'ils ne savent pas encore marcher... Les enfants, c'est comme le bonheur, c'est un choix, il faut savoir faire le deuil et l'idée du suicide.

Comment se fait il que, toi qui nous a largement prouvé que tu avais des images dans la tête, tu n'arrives pas à les concrétiser sur pellicule ?

Une chose est sûre, c'est que ce n'est pas la peine de tourner un clip si c'est pour le laisser dans un tiroir, or, il se trouve qu'il y a deux ou trois demandeurs de clips en France, et la mode, à une époque, était que l'on ne voulait pas que ce soit un chanteur qui fasse lui-même son clip, il était refusé d'office ! Je préfère donc suivre l'air du temps et travailler avec des gens qui sont acceptés par les chaînes de télévision...

Dans le clip d'Abdallah, as-tu pu concrètement collaborer à l'idée, as-tu pu donner tes impressions et changer les choses directement ?

Déjà tu fais un appel d'offre et les gens t'envoient un synopsis. Tu en as cinq ou six à choisir et à partir de là tu vois l'idée qui te correspond le mieux, celui qui a fait l'effort de développer un peu plus, puis tu rencontres des gens...

Tony Carbonare est ton fidèle compagnon depuis le début, quel est son rôle et qu'est ce qu'il t'apporte de particulier ?

C'est lui qui porte la guitare et qui conduit la voiture lorsque je suis saoul ! (Rires) Il a été tour à tour collègue de campus, il était étudiant en maths, moi en droit, on se faisait des petits boeufs comme ça, ensuite il était l'arrangeur de toutes les maquettes que je présentais désespérément dans les maisons de disques, ensuite on a essayé de monter un groupe nommé "Quatre fous dans une latrine", on a fait quatre réunions dans un bistrot pour en parler, on a répété deux fois et on a dissous le groupe ! Tony s'est retrouvé dans le groupe Iris qui a connu pas mal de succès à l'époque parmi les groupes de rock français, moi j'errais avec ma guitare en continuant d'écrire. Puis on s'est retrouvé, on a fait des maquettes pendant cinq ou six ans qu'on a proposé à des maisons de disques, là dessus Tony a refait le groupe Machin, et comme on était un peu fauché il a fait joué le groupe sur mes maquettes et toujours par faute de faibles moyens on a incorporé le groupe Machin dans mes premiers disques qui ne correspondait pas malgré tout à la musique dont je rêvais tu vois... Mais ils jouaient bien et ils nous ont bien dépannés à ce moment-là... Après avoir été compagnon de route, Tony a été bassiste et chef d'orchestre de Machin, à la sortie du premier album en 1978 il était réalisateur et il a réalisé tous les albums, maintenant il est manager, il joue un rôle très important dans la réalisation puisqu'il est co-producteur des albums.....

Tu vis en dehors de Paris, c'est pour le silence ?

Attends il faut le dire vite ! Je vis un tiers de mon temps dans les hôtels et sur la route, un autre tiers pour des raisons scolaires dans une grande ville car mes enfants vont à l'école de façon urbaine et pour le travail, c'est dans un endroit où j'ai voulu m'installer il y a 15 ans. C'est là que j'essaie de travailler le plus possible, là où je ramène mes notes, je les déchiffre, où j'écris toutes les musiques et une partie des textes, c'est là aussi où je fais les maquettes maintenant et j'espère pouvoir répéter le spectacle pour y être plus souvent car c'est un endroit magique en bordure de 23 000 hectares de forêt. Quand les musiciens viennent travailler sur mes maquettes et qu'ils vont se coucher à 2 heures du matin, ils entendent les brames du cerf et des choses comme ça... autre chose que les salles de répétition dans la banlieue parisienne... On y reprend un peu des forces, on y trouve un peu d'âme, on y retrouve des choses fortes en nous et je crois qu'il est important de pouvoir aller parler avec les arbres et les animaux sauvages... J'ai bien dit sauvages hein, parce que pour les autres, j'ai mis des pointes au bout de mes chaussures pour les botter !

Propos recueilli par David Starosta