"e suis un amoureux des mots
(Juin 1998)
 

En écoutant vos deux derniers albums, «La Tentation du bonheur», sorti l'automne dernier, et «Le Bonheur de la Tentation» qui vient de sortir et qui lui fait écho, on est surpris par la permanence de la musique et du texte. Vous restez toujours fidèle à vos premières amours?

D'emblée, oui. Mais j'essaye d'enrichir. Pour l'instant par exemple, alors que je parle à tout le monde de Léo Ferré, de Bob Dylan, de Jim Morrison, des Rolling Stones, je passe beaucoup de temps à écouter de la musique un peu jungle. Des groupes comme Portishead qui n'ont rien à voir directement avec moi, mais qui me permettent de m'ouvrir. Mes sources sont en moi. Je ne vais jamais renier mes sources. Si un jour je n'aime plus Dylan, ou Mick Jagger, ou Léo Ferré, ou Jim Morrison, ou Jimi Hendrix, je n'existe plus. J'enlève vingt ans de ma vie.

Y a-t-il toujours des gens qui ont la puissance d'un Dylan, d'un Morrison ou d'un Ferré?

On a perdu le texte aujourd'hui. Mais on ne va pas s'éloigner longtemps du texte. Je viens de faire un tour de France des forums Fnac et les gens qui remplissaient les salles alors que je ne chantais pas, je ne faisais que parler et dédicacer, avaient entre 17 et 25 ans. Donc je pense qu'ils s'intéressent encore à la musique qui parle. France Inter, la radio qui parle le plus, est une des deux à trois premières radios françaises. S'il y a une tendance au silence verbal, il y a une demande en même temps.

Le rock est-il toujours une musique de révolte?

Je ne sais pas dire en général. Je connais pas mal les enfants de 10-12 ans, car j'ai un fils qui a cet âge-là. Quand je lui demande s'il veut une place pour aller voir 2Be3, il me répond: «Pourquoi faire? Pour poser une bombe ?». Il écoute Oasis, Blur, Radiohead, mais aussi tous les vieux trucs. Il connaît les pionniers du rock n'roll, Chuck Berry. Apparemment, ses potes sont un peu dans la même lignée. Le rock vit toujours. Il y a un courant rock anglais en ce moment qui est magnifique. Quand mon fils écoute la musique fort dans sa chambre, je ne monte pas l'engueuler, genre «Tu peux baisser ton cirque ?». De loin, je trouve ça intéressant. Il écoutait les Who, récemment, ils ne sont pas si éloignés que ça de la musique qui se fait aujourd'hui : Nirvana, Red Hot Chili Peppers... J'écoute aussi de la techno aujourd'hui. Je me fais sélectionner les disques. Il y a des trucs intéressants en techno. C'est vrai qu'après j'aime bien aussi écouter deux ou trois choses blues, John Lee Hooker. Revenir chez moi quoi. Il faut avoir cette ouverture. On ne peut pas dire d'un côté "Métissons les races, soyons tous métis" et de l'autre côté rentrer dans des ghettos musicaux. C'est absurde. Il faut laisser la musique s'ouvrir sur tout. Dans «La Tentation du bonheur, j'ai fait une expérience hip-hop. J'essaye d'exister dans mon temps. Je n'ai pas de nostalgie. J'ai toujours essayé de m'ouvrir à tous les mouvements. Le premier qui soit arrivé, c'était les punks. Ça touchait des gens qui avaient dix ou quinze ans de moins que moi. Après j'ai été touché par le grunge. Et maintenant je m'ouvre à des musiques qui m'intéressent peut-être moins au fond de moi-même, mais qui me permettent de reconnaître qu'il y a aujourd'hui des musiques qui ont bien vécu.

Comment composez-vous? Commencez-vous par le texte, par la musique ou les deux simultanément?

J'écris très vite un album. J'ai beaucoup de notes musicales, beaucoup de brouillons de texte. Souvent, j'ai deux ou trois musiques d'avance sur lesquelles j'essaye de mettre des textes, par exemple «La ballade d'Abdallah» ou d'«Empreintes sur Négatif». Il y a eu une période où je n'écrivais pas les musiques (Claude Mairet composait) donc j'étais bien obligé d'écrire les textes avant les musiques. Il m'arrive des fois, quand je n'ai pas l'occasion d'avoir une guitare ou un instrument à portée de main, de commencer à écrire des textes, mais depuis trois albums au moins, j'aime bien écrire les deux en même temps. Je prends le plus souvent une guitare et je me fais un boeuf, j'essaye de me trouver une bonne suite d'accords et au lieu de chanter en yaourt dessus, je m'oblige à balancer des mots en français. J'aime bien écrire comme ça, j'ai l'impression que je donne plus, c'est plus cohérent.

Donc la musique détermine le mot...

... ou le mot va déterminer la musique, puisque je fais les deux en même temps. Quand j'ai fait «Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable», je suis parti en chantant de tête «Coupable» avant même d'avoir frappé la corde de ma guitare. C'est franchement un mot chanté qui va entraîner tout le reste de la chanson.

A l'époque où vous aviez cessé d'écrire les musiques, le texte est devenu plus important?

Il est devenu plus classique. J'écrivais en alexandrins, en décasyllabes, en octosyllabes, je fignolais ça comme Victor Hugo ou Villon. Je ne travaillais vraiment que les textes, on peut presque les lire comme des poèmes. C'était une façon de remettre de la musicalité en n'ayant que le texte à disposition, puisque je ne pouvais plus jouer de guitare, j'avais eu un accident, j'ai laissé un bras à l'époque. Je ne pouvais plus jouer de guitare ni de piano. J'ai besoin d'avoir un instrument pour composer, ce n'était plus possible. Donc j'essayais de trouver des sonorités musicales sur le texte, c'est-à-dire j'appliquait les grandes théories de la poétique grosso modo.

Vous textes actuels ne pourraient pas être lus sans musique?

Si. Mais en même temps, j'écris pour la chanson. Si je suis auteur compositeur, c'est d'abord parce que j'ai voulu être chanteur. Malheureusement, je n'ai pas trouvé de parolier ni de mélodiste à l'époque, ce qui fait que j'ai été obligé de tout faire moi-même. Mais ma première idée quand j'étais gosse, c'était d'être chanteur. Je me foutais d'écrire des chansons. Maintenant, ça devient un tout.

Vous êtes un amoureux des mots?

Oui. Je suis devenu un amoureux des mots. Je me suis mis à lire très tard. J'ai fait des études classiques sans lire, ce qui est quand même assez paradoxal, j'inventais moi-même les citations que je mettais dans mes disserts et donc je ne lisais pas. Ça ne m'intéressait pas, je préférais passer mon temps libre sur une guitare ou à jouer avec mes potes. Peu à peu je suis entré en littérature. J'étais déjà assez âgé. Je pense que c'était un stade important pour moi. Il y a des moments où il faut faire des stages, il faut aller voir les maîtres. Il faut relire Rimbaud, il faut relire Baudelaire, il faut relire Apollinaire, il faut relire Benjamin Péret, il faut relire Céline, il faut relire Faulkner, William Burrough, etc.

Holderlin ...

Il faut garder le contact avec ceux qui écrivent pour avoir de nouveau cette passion d'écrire.

C'est la première fois que le mot «tamagotchi», un mot de 97, apparaît dans une chanson.

Quand j'écris, je suis un véritable capteur en éveil. Dès qu'il y a un mot nouveau dont la sonorité me plaît, je l'intègre complètement. S'il y a des jeunes de 20 piges qui continuent à acheter, à découvrir mes premiers albums, c'est que je faisais ça à l'origine. J'ai utilisé des mots qui faisaient partie d'un ghetto et qui sont devenus à la mode quinze ans plus tard. Ils étaient déjà dans ce que je faisais à l'époque. C'est-à-dire que quinze ans plus tard, ma chanson n'était pas trop démodée puisque le mot apparaissait seulement pour le grand public. Oui, je suis à l'affût des mots nouveaux, j'aime en fabriquer aussi. Des «secrétaires cunnibilingues», j'aime bien ... Ça veut bien dire ce que ça veut dire. Plus j'avance dans l'âge, plus je suis fou amoureux des mots et plus je suis fou amoureux des belles mélodies, c'est-à-dire que je commence à m'intéresser comme jamais à inventer des accords qui n'existent pas, comme j'invente parfois des mots. J'essaye de faire des suites harmoniques qui sont beaucoup plus évoluées que ce que je faisais il y a quelques années. Ce qui ne m'empêche pas de fréquenter toujours les douze mesures et les trois accords fondamentaux du blues. Je ne vais pas non plus tout foutre en l'air dans mon passé, je suis toujours un amoureux du blues et du rock des années 60.

La chanson «Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable» semble particulièrement bien dans l'air du temps, par rapport à la culpabilité générale que nos sociétés ressentent à l'égard des erreurs passées.

Oui. Je dois analyser ce que j'écris. Mais à l'origine, je suis parti avec «coupable». Ensuite, j'ai commencé à passer la première et à avancer dans ma chanson sans me poser un problème d'architecture ou de moralité. J'ai laissé mon inconscient s'exprimer, ensuite je récupère ce qu'il dit et là, effectivement je peux expliquer la chanson. C'est vrai qu'il y a une culpabilité dans les médias. Quand on montre toute la misère du monde, des corps démembrés, déchirés qui traînent dans les rues, des cadavres, quelque part on nous rend coupable et en même temps impuissant. Qu'est-ce que je peux faire, tout seul dans mon coin, lorsqu'on me montre ce genre d'images ? La culpabilité est mêlée à l'impuissance. On nous rend coupables d'abord, comme l'Eglise catholique qui est une des plus vieilles structures du monde occidental nous rend coupables tout le temps. Maintenant que la religion catholique a un petit peu baissé le ton, c'est, les médias qui ont repris le dessus. Mais les médias nous rendent coupables comme la religion catholique nous rendait coupables. Et comme la religion catholique nous rendait impuissants, les médias nous rendent impuissants. Qu'est-ce que je peux faire? Alors j'essaye, de temps en temps, comme tout le monde de me rendre utile, de signer un chèque. Malgré tout, cela ne me soulage pas tellement de ma responsabilité, par rapport au reste du monde alors que je ne suis peut-être pas si responsable que ça non plus, mais on veut me rendre responsable, coupable et impuissant.

En déclinant des généalogies délirantes, «La Ballade d'Abdallah Geronimo Cohen» démontre par l'absurde la stupidité des théories de la race pure chères au Front national.

En fait, ce n'est pas un thème franchement nouveau chez moi. Je crois que j'en ai déjà parlé bien avant. Quand je disais «Terrien, t'es rien» dans l'album enregistré à Los Angeles, «Fragments d'hébétude». C'est un thème assez récurrent, dès mes débuts où je dis «Halte à la connerie, halte à la bêtise et halte au racisme qui est fondamentalement bête et idiot comme théorie. Le métissage est la seule chose qui va sauver l'humanité. J'ai des exemples de coins retirés en France où depuis des siècles et des siècles les gens vivent les uns sur les autres. Et bien ils ont la gueule du petit garçon dans «Deliverance», si vous voyez ce que je veux dire. Ils sont dégénérés, parce que ce sont les frères et les soeurs, lorsque ce n'est pas le père et la fille, qui couchent ensemble. Il n'y a qu'à voir la noblesse française lorsqu'elle oublie d'aller se chercher un palefrenier. On ne peut pas dire que les milieux nobles respirent la santé non plus, quand ils veulent rester entre nobles. Le sang a besoin d'être mélangé. Il n'y a rien de plus joli qu'une petite métisse qui passe. Moi, je suis troublé. En même temps, au niveau de l'intelligence, si on parle encore du siècle d'Alexandre, de la grande période grecque: qu'est-ce que c'était? La rencontre à Athènes de tous les peuples de la Méditerranée. Certains allaient très loin. Ils avaient déjà des contacts avec l'Inde, avec l'Erythrée, le Continent noir. C'était un grand mélange. Et qui a vu passer les théories de Socrate aujourd'hui ? On va être obligé de réinventer Socrate parce qu'un Socrate a dépassé Aristote et Descartes. Et il est toujours là, by Platon, bien sûr. Intellectuellement parlant, historiquement parlant, je ne peux être que pour un immense métissage. Ça va nous rendre intelligents, ça va nous rendre beaux. Ça arrivera de toute façon. J'adore les Etats-Unis, car c'est déjà ce melting-pot. On nous parle un petit peu trop des ghettos noirs à Los Angeles ou des Chinatowns. Malgré tout, il se mélangent, les gens. Avec tout ce qu'on peut reprocher aux Etats-Unis, ça reste quand même la plus grande puissance du monde. Quelle est cette puissance? Un mélange de 160 nations et de quatre races fondamentales. Alors j'espère qu'on va faire en sorte que ça recommence en France. Parce que les mecs de 20 piges ils vont pas suivre les théories de Le Pen. Qui suit Le Pen ? Les retraités qui ont peur. Ce sont eux qui votent Le Pen. Il n'a pas tant de pouvoir que ça, à part le pouvoir que lui donnent les médias, une fois de plus. On se demande s'ils ne sont pas payés par Le Pen. Si on regarde depuis la Révolution française, il y a toujours eu 10 à 15% de gens qui votaient pour l'extrême droite en France. Alors, maintenant, il y a certaines villes à 30%, c'est dangereux, très dangereux. Mais il y en a combine ? Quatre, cinq ... Je ne dis pas qu'il faut dédramatiser l'histoire, il faut être très vigilant, mais en même temps je pense, quand je vois tous les jeunes aujourd'hui, ils se battent, ils défilent contre Le Pen, ils font des manifs contre Le Pen. Des jeunes mecs. Il faut vraiment continuer cette lutte, ne pas se laisser surprendre comme en 1933 en Allemagne. Parce que ça serait dommage qu'en France on en arrive à une politique bipartite avec d'un côté les républicains démocrates et de l'autre les néo-nazis. Il faut laisser Le Pen dans une petite bulle pour pas qu'elle ne prenne trop d'expansion.

La chanson, la poésie sont aussi des façons de sensibiliser les gens...

Je ne suis pas un chanteur engagé, ni un chanteur à message. Mais je mets toute ma vie dans mes chansons. Je suis un peu comme le facteur Cheval, tous les jours je ramène un petit caillou à l'édifice que je suis en train de construire. Alors évidemment, mes pensées politiques peuvent côtoyer mes pensées sexuelles ou amoureuses. Mais c'est le même monde. Je n'essaye pas de rendre la place des politiques.

Mais en accolant trois noms comme Abdallah, Geronimo et Cohen, vous poussez l'auditeur à gamberger.

Tant mieux, c'est fait pour ça. Je raconte à travers des images, de petites choses, de petits clins d'úil ou traits d'humour, j'essaye d'expliquer mon monde, comment je pense, en tant qu'individu dans la société en disant chacun de vous est un autre individu communiquons! J'ai choisi d'être chanteur quand j'étais tout petit, je suis chanteur, je communique par la chanson. Donc communiquer, ce n'est pas forcément communiquer des messages avec des pancartes, c'est simplement communier. C'est plus important que de balancer des mots d'ordre. Moi, je raconte des petites choses de la vie quotidienne en tant qu'individu dans une société telle. Je m'adresse à d'autres individus. Je ne m'adresse pas aux foules en leur disant suivez-moi je suis le gourou. Ça m'emmerde. Ça m'arrive d'âtre parfois pris pour un gourou. C'est la plus grande insulte qu'on puisse me faire. Parce qu'un gourou va à l'inverse de ce que je pense réellement.

Que pensez-vous des fans qui découvrent des messages personnels dans vos textes?

Il y a des gens qui ont besoin d'un chef, qui ont peut-être les mêmes idées que moi mais qui n'arrivent pas à les assumer tout seuls. Ils se disent : tiens, là il yen a un qui vit comme moi. Alors allons-y, mettons-nous sous sa bannière. C'est faux. Tout le monde doit continuer à penser par soi-même, même s'il rencontre parfois des gens qui pensent comme eux. On ne pense jamais à 100% comme un autre.

Plutôt qu'un gourou, ne peut-on parler de «maître à penser». Nous sommes nombreux qui faisions notre devise d'une sentence de Ferré, comme «le désespoir est une forme supérieure de la critique».

Oui. Comme on a des phrases de Nietzsche - sans être le Nietzsche revendiqué par l'Allemagne des années 40. J'ai besoin d'assises comme ça. Je suis toujours en train de noter comme ça. Quand on me dit : quel est votre maître, je dis «Je dois en avoir de 2 à 4000». J'ai un tas de citations. Quand je lis un bouquin et que je tombe sur un beau truc, je le note, je le fais mien. Ça ne veut pas dire que je vais prendre le mec pour un gourou. Mais il y a des gens fragiles, c'est ça le problème, surtout quand on est chanteur. Un chanteur quitte le milieu intellectuel. Il y a eu des moments où j'ai été obligé de m'entourer de psychologues et de psychanalystes pour répondre à mon courrier. Ne pas répondre, c'était continuer à le processus et répondre, c'était pouvoir faire une connerie. Donc j'ai laissé des gens spécialisés dans ce genre de domaine répondre à ma place. Mais je pense que même Ferré, même Cabrel à la limite, ou Renaud ont ce genre de problèmes avec leur public.

Il y a un risque accru avec vos textes, plus surréalistes, plus hermétiques ...

C'est vrai que je touche beaucoup les gens qui sont en hôpital psychiatrique ou en prison. J'ai écrit «Les Dingues et les Paumés», «L'agence des amants de madame Müller». Donc ces gens fragilisés par leur maladie essayent de se rassurer avec ce que je peux dire. Ils font de moi quelqu'un que je ne suis pas.

«Les Dingues et les Paumés» est un chef-d'oeuvre. La richesse des images, leur pouvoir d'évocation peut toucher tout un chacun. Ce qui est le propre de la poésie ...

Voilà. Ce n'est pas parce que dans le public de Thiéfaine il y a une minorité de gens fragiles que moi je dois en tenir compte quand j'écris. Quand j'écris, je m'enferme, j'oublie mon nom, j'oublie que j'ai un public, j'essaye de me retrouver moi avec l'instant, avec tout ce que j'ai au fond de moi-même à cet instant, à cette période. J'essaye de me faire plaisir en essayant de faire sortir de moi toutes ces impressions, toutes ces émotions et puis de les écrire, de les mettre en musique. C'est pour ça que ça va assez vite aussi, parce qu'il faut capter très vite tout ça. Donc j'oublie complètement. Ce n'est parce qu'il y a une partie fragile dans mon public que je vais me censurer en me disant «N'écris pas cette phrase parce qu'il y en a au moins trois ou quatre qui risquent de venir t'assassiner sur scène. Je ne peux pas. Je dois être quelqu'un qui se sent libre à 100%. Parce qu'un artiste qui perd sa liberté, il ne peut plus être un artiste. Il doit être libre à 100%, quitte à provoquer, à bousculer, à être même amoral. Mais si on doit s'autocensurer tout le temps, à perdre chaque fois sa liberté, on ne peut plus se considérer comme un artiste et encore mois comme un poète. Ce qui ne veut pas dire que dans la vie, on ne va pas non plus y aller ... Il y a les idées, les émotions d'un côté, mais il y a la vie, son cadre, la société. Autant je peux tout dire tout faire dans mes oeuvres, autant dans la société je ne vais pas faire n'importe quoi. Je tiens compte des règles, des rapports avec les autres. Et je sais me tenir en société. J'écris dans la solitude, où l'on a tout le pouvoir de l'imaginaire. Seulement une société bâtie sur l'imaginaire, uniquement, serait une société autodestructrice. Donc je ne vis pas comme j'écris. Je me contrôle. Mais dans mes chansons je peux m'amuser avec mes fantasmes, sauf si mes fantasmes étaient ceux de Marc Dutroux, alors là je devrais faire attention.

Vos chansons ménagent toujours une touche de dérision. Sur «Le Bonheur de la Tentation», je pense notamment à la reprise finale de «La Ballade d'Abdallah Geronimo Cohen», avec voix d'enfant et choeur sacré ...

Sur celui-là. Il y a aussi une reprise par un autre morceau. Les deux disques ont été créés la même nuit. Développé celui-ci, puis celui-là. Il y a «Le Chaos de la Philosophie» et «La Philosophie du Chaos».

La photo centrale qui figure sur la pochette du «Bonheur de la Tentation, sur laquelle on vous voit siffler une chope dans un pub, en compagnie de quatre petits pères, elle veut dire quoi? C'est une image du bonheur ? De la sagesse ? Ou de la pochetronnerie ?

J'étais à Abbey Road enregistrer les cordes. Le photographe qui me suit depuis quelques années, était à Londres. On s'est dit qu'on pouvait commencer les séances à Londres. Ça c'est un des pubs les plus proches d'Abbey Road. Il ne faut pas l'expliquer cette image. C'est comme expliquer un tableau. Il y a peut-être un hommage à la pochetronnerie, qui n'empêche pas de devenir vieux puisque mes collègues ont tous au moins 20 à 25 ans de plus que moi.

Vos chansons ont-elles été reprises par d'autres?

De petits groupes, pas très connus. Par contre il y a un «Chronique bluesysentimentales», toutes les chansons avaient été traduites. J'avais rencontré à Cardiff un poète gallois qui avait fait toutes les adaptations en anglais. Plus tard, il a fait des adaptations en gallois de mes chansons, qui se trouvent sur son disque. Thiéfaine en gallois, c'est étrange.

Pourquoi aucun chanteur ne les a reprises? Ont-elles trop besoin de la présence physique de leur créateur?

Comme Thiéfaine n'est pas très connu du grand public, on peut considérer qu'il est du domaine public. Donc il y a beaucoup de gens qui s'inspirent de ce que je fais mais sans même jamais signaler mon nom de temps en temps. Donc je n'existe pas. Je n'existe pas.

Pourquoi?

J'en gêne certains. J'en favorise d'autres et dans tous les cas ils n'ont pas intérêt à parler de moi. Donc je suis transparent. Je vis très bien de ce que je vis, merci, je vends beaucoup de disques, je fais beaucoup de public, mais je n'existe pas. Je n'ai pas le temps d'expliquer pourquoi. Ce n'est pas avec le peu de psychologie et de sociologie que j'ai fait que je peux m'en tirer tout seul, mais ce n'est pas à moi de payer un spécialiste comme on paie un privé pour faire ça. Il y a beaucoup de gens qui n'ont pas trop intérêt. Un certain nombre de chanteurs en France notamment, dont je ne donnerai pas les noms, ils sont sur la liste noire qui sera publiée après ma mort. Et puis les chaînes principales, dans trois chaînes il y a quelqu'un qui bloque tout sur Thiéfaine. Certains pour certaines raisons, d'autres pour des raisons que je ne connais pas. Il y a une certaine nana qui m'a empêché à une époque d'entrer dans une maison de disques et qui m'empêche aujourd'hui de passer sur une chaîne, alors qu'il y a un ras de gens sur cette chaîne qui aimeraient que j'y sois. Il y a vraiment des gens que je dérange et comme ils ont un certain pouvoir médiatique, ils peuvent se permettre de dire «ne faites pas Thiéfaine». Il y a un journal spécialisé dans le rock en France - ce n'est ni «Rock n'Folk» ni «Best». Le public écrit pour demander des choses sur moi, des journalistes, et les photographes je les connais. Donc il y a un certain nombre de gens en France qui ont intérêt à ce que je reste comme je suis. Et puis il y en a encore d'autres qui ne supportent pas que j'ai réussi en me passant d'eux. J'ai malgré tout réussi alors qu'ils voulaient m'en empêcher. C'est comme un crime de lèse-majesté.

Parce que vous êtes provincial?

Non, je vivais à Paris jusqu'en 84. Les grands moments comme «Lorelei», j'étais à Paris ou en tournée. Je ne suis pas provincial. Je prends le TGV un jour sur deux pour aller à Paris. Sans doute le personnage dérange. Je veux bien que des mecs mènent des enquêtes là-dessus. A la limite, ce n'est pas mon problème, mais celui de beaucoup de gens, notamment des journalistes. C'est leur rôle d'informer pourquoi Thiéfaine est ignoré par certains médias. Mais moi je m'en passe bien. Je n'en souffre pas du tout. Au contraire, le fait d'être ignoré des médias me donne une auréole qui fait que je remplis les salles peut-être ...

Ainsi il vous est possible de manger tranquillement une pizza aux Champs-Elysées ...

En plus oui. Je fais mes courses. J'adore cuisiner et comme tout bon cuisinier fait lui-même son marché, je vais sur les marchés, dans les supermarchés, je me balade comme je veux. De temps en temps il faut griffonner cinq signatures ...

Etes-vous surpris par l'éternel renouvellement de votre public?

Oui, mais ça me pose parfois des problèmes. Il n'y a pas toujours de dates sur les disques. Ils mélangent parfois la chronologie que je connais par coeur. Comme ils aiment certaines chansons que j'ai écrites lorsque leurs parents étaient à peine nés. «Je t'en remets au vent» est sans doute la plus vieille que j'ai jamais écrite, elle date de 1966 ... Mais bon, pour eux, c'est une chanson de Thiéfaine. J'aime bien remettre les choses en date. Je n'écrirais plus comme ça aujourd'hui. On n'écrit pas la même chose trente-deux ans après. On a l'expérience en plus. S'ils aiment mes premières chansons comme moi j'aime les premiers trucs des Stones, je continue à écouter leurs premiers disques quand ils reprennent des trucs de Chuck Berry ou ils commençaient à créer, ça me va. Mais les Stones eux-mêmes ont besoin qu'on les remette dans la chronologie. A l'époque, je faisais des albums qui coûtaient 50 000 balles, une semaine, mixage compris. Maintenant ça vaut largement plus qu'un million et on y passe trois mois. Je peux chanter des chansons que j'écrivais il y a trente ans. Je ne ferais plus «La fille du coupeur de joints», «La Cancoillotte», «Je t'en remets au vent»... Aujourd'hui je fais «La Ballade d'Abdallah», «Exercice de simple provocation»... Je n'en ai renié aucune. J'ai failli renier «La Cancoillote» qui me donnait une connotation régionaliste que je n'avais pas, j'aurais dû la léguer à des groupes folk. Mais comme je l'ai mise sur un album, je dois la revendiquer.

A une époque, dans le Jura, «La fille du coupeur de joints» était devenu quasiment un chant de ralliement, un hymne...

J'ai beaucoup joué dans le Jura suisse à l'époque où ce n'était pas encore un canton libre. Mais en Bretagne et à Bordeaux, «La fille du coupeur de joints» était aussi un hymne. C'est le tube le moins médiatisé qui existe. Tout le monde le connaît, et il n'a jamais passé sur aucune radio.

Propos recueillis par Antoine Duplan,
A Lausanne, le 11 juin 1998
Extrait de "L'Hebdo" n.25