"Le syndrome John Wayne"
(Oct. 1998)
 

    Deuxième maison à gauche après la cabine téléphonique... Grille ouverte. Quatre voitures dans la cour. Personne à l'horizon. Coup de sonnette dans le vide. Une porte à pousser pour accéder au sous-sol... d'où monte une vague rumeur électrique. La bande au complet est là, qui répète. Hubert-Félix et ses musiciens d'un côté ; Tony (Carbonare) de l'autre, casque sur les oreilles et mains sur les potards de la table de mixage.

    Tout à l'heure, après le déjeuner arrosé d'eau et de jus de fruits, c'est dans une maison voisine _ il y en a trois, acquises au fil des ans, sur le vaste terrain planté de pommiers _ que l'on va mettre le magnétophone en route. Avec pour décor, par-delà les baies vitrées, un champ qui vient mourir en pente douce à l'orée de plus de vingt mille hectares d'arbres : "Vu d'ici, en hiver, quand il y a de la neige, c'est féerique".

    Sur un coin de table : une bouteille d'alcool de gentiane, fabriqué dans la région ("Il faut soixante kilos de racines pour faire un litre"), dont le feu va bien avec les mots du maître des lieux. Aux murs du bureau éclaboussé de blancheur : des portraits soigneusement encadrés. Romain Gary, Henry Miller, le père d'Hubert-Félix, Léo Ferré, Dylan. Et une photo d'enfance : "C'est moi quand j'avais dix ans, avec ma copine".

    L'enfance et ses saveurs de madeleine douce-amère, elle se niche dans les étagères d'une pièce voisine : toute l'oeuvre d'Hergé et de ceux qui l'ont commentée. Avec Le Secret de la licorne pour pièce maîtresse, "parce que c'est la première BD que j'ai lue quand j'avais sept ans ; la première aussi que j'ai rachetée".

    C'est encore un goût d'enfance, cette vitrine à l'abri de laquelle dorment, sagement alignées, plusieurs centaines d'autos miniatures, pour la plupart peintes en rouge... par Hubert-Félix lui-même : "Comme les voitures de pompiers, quoi. J'en ramenais toujours à mon fils aîné. Jusqu'au jour où je me suis aperçu que ça m'intéressait plus que lui ! Je lui ai racheté le tout et j'ai continué pour moi [rire]. Je venais de faire le rapprochement avec le fait qu'à cette époque j'étais un pyrophobe terrible. J'installais des extincteurs partout. Je me relevais la nuit pour voir s'il n'y avait pas des mégots qui traînaient ! J'ai arrêté la collection. Maintenant, j'essaie de m'offrir les vraies !". Comme son 4 x 4 américain. Comme la vieille jeep avec laquelle il aime crapahuter en forêt ou faire ses courses au village voisin.

    Une histoire ancienne, cette passion des bagnoles ; "plus pour l'esthétique que pour la mécanique". Un ange passe : "Los Angeles est la seule ville au monde où tu retrouves des voitures de partout et de toutes les époques... Quand je vais là-bas, je profite du spectacle, assis à même le trottoir. A Hollywood Boulevard, le samedi soir, mon plaisir c'est de m'installer dans un bar et de regarder passer les caisses !". Moteur. On cause.

Comment as-tu atterri dans ce coin isolé du Jura, en bordure de forêt ?

Je vivais à Paris depuis dix ans. Je dessinais des arbres partout : sur mes agendas téléphoniques, sur mes cahiers de notes. A un moment, pas besoin d'être psychanalyste pour comprendre ce que cela signifiait. J'étais en train d'étouffer. J'avais envie de verdure. J'ai commencé à chercher une maison dans le sud de la France. C'est par hasard, en hiver, un jour de pluie de 1983, que je suis tombé ici.

Dole, la ville de ton enfance, n'est pas loin...

J'avais besoin de racines, mais ce n'était pas exprimé. Si je suis arrivé dans ce village, ce n'est sans doute pas tout à fait un hasard. Dole est à moins de vingt kilomètres, mais comme je dis toujours : j'y suis interdit de séjour. C'est-à-dire que je n'y mets jamais les pieds. Comme maintenant, en plus, j'ai une entrée d'autoroute à cinq kilomètres de chez moi, je n'y passe plus du tout.

Interdit de séjour ?

En quelque sorte. Je n'ai plus personne à rencontrer à Dole. Je suis parti depuis trop longtemps. En plus, dans "Villes natales et frenchitude", j'ai dit des saloperies sur mon enfance dans cet endroit. Je ne pense pas que j'y sois le bienvenu. C'est vrai que j'ai beaucoup été agressé là-bas quand j'étais gosse et que j'ai été content d'en partir très vite, vers dix ans.

Le hasard veut que Dole soit aussi la ville de naissance du père de Rimbaud...

C'est vrai. Tout le monde dit que c'est la ville natale de Pasteur et la région de Voynet. Mais le lieu de naissance du père de Rimbaud, la plupart des Dolois ne le savent pas. La poésie n'intéresse guère.

Tu viens d'avoir cinquante ans. Ca te pose un problème, l'âge ?

Jusqu'à cinquante, ça a été. Trois mois plus tard, j'ai senti que j'avais vieilli ! [Rire...] Plus sérieusement, c'est comme l'an 2000, ça ne veut rien dire. Lorsque je vois certains hommes politiques qui ont mon âge, je trouve ça affolant. Je préfère penser qu'ils vieillissent beaucoup plus vite que les chanteurs. Disons que, dans ma tête, je n'ai pas cinquante ans... Mais physiquement, certains jours, après mon spectacle, j'en ai soixante-quinze ! [Rire]

L'âge ne t'a jamais préoccupé ?

Longtemps, j'ai pensé que j'avais toujours dix-huit ans. Mais, la dernière fois où je suis passé au Zénith de Paris, il m'est arrivé un mini-drame. J'étais dans un restaurant proche. C'était un midi. Dans mon dos parlaient des gens qui, visiblement, travaillaient à la salle. Ils disaient : "Ce soir, c'est Thiéfaine. Tu ne connais pas ? C'est un vieux chanteur". Tout d'un coup, le ciel m'est tombé sur la tête avec un bruit de plomb. Je me suis dit : c'est vrai que ça fait du temps maintenant. On était en 1994. Donc, cela fait quatre ans que je suis vieux... [Silence] Bon, je fais encore trop de conneries pour être vraiment vieux.

Ton enfance ? Tranquille ? Difficile ?

Je vivais dans une famille très modeste des années cinquante, mais aussi très chaleureuse... La maison c'était un nid. Avec une mère très tendre, un père travailleur, des frères et soeur plus âgés (j'étais le cinquième sur six) qui s'occupaient de moi. En dehors du fait que j'étais un gosse rachitique souvent malade, disons que j'étais choyé. A tel point qu'à dix ans je me suis retrouvé étouffé par trop de tendresse.

C'est à ce moment-là que j'ai commencé un peu à me bouger. Peut-être parce que je grandissais et que j'avais envie d'être ce qu'on appelle un homme. On peut appeler cela le syndrome John Wayne [Rire] ; l'envie d'être un peu cow-boy, de sortir des jupes de maman... Mais j'ai payé cher tout ça. Parce que la tendresse, quand on y est habitué, ce n'est pas bien facile d'en vivre séparé.

Et alors ? Comment cela s'est-il traduit ensuite ?

A ma demande, je suis entré en pension au séminaire ; j'avais onze ans. C'était une façon de garder des liens affectifs avec mes parents, car ils étaient très croyants. Une possibilité de s'en aller, sans partir trop loin. Comme je quittais la maison familiale, qui était un endroit très chaleureux, j'ai beaucoup souffert dans les cours de récréation. En primaire, dans les années cinquante, j'avais eu des maîtres vraiment infects. Des types qui s'étaient servis de moi comme tête de Turc, dont j'étais le souffre-douleur. Parce que j'étais un peu plus fragile que les autres, c'était plus facile de me taper dessus et de m'humilier.

Je suis parti avec soulagement de Dole, à cause de ces maîtres dégueulasses, dont j'ai encore le nom et le visage dans la tête... je sais que ce genre de types, aujourd'hui, existe toujours. Ces adultes qui s'en prennent aux gosses et qui encouragent pratiquement d'autres gosses à faire la même chose, ça me révolte. Évidemment, j'étais trop fier pour en parler à la maison, où j'aurais pu obtenir un peu de réconfort...

Allô, maman, bobo : tu n'étais pas capable de le dire ?

Non. Je ne me suis jamais plaint. J'ai toujours caché ça, parce qu'on se sent coupable quand on est humilié. Donc, on n'a pas envie d'en rajouter. Et puis mes parents avaient d'autres problèmes... Venant eux-mêmes d'un milieu très modeste, ayant quitté l'école très jeunes, ils ne pouvaient pas affronter ça.

Tu te retrouves alors au petit séminaire...

Il y avait une ambiance un peu plus humaniste. Mais j'ai souffert aussi là-bas, car dans ce genre de milieu il y a des adultes, également, qui utilisent les gosses pour passer leurs frustrations. Cela dit, j'avais plus de copains. Et le côté apaisant de la méditation, ça m'allait bien. Je me souviens d'après-midi d'été dans la chapelle avec les oiseaux qui chantent dehors, la lumière qui passe à travers les vitraux, parfois quelqu'un qui s'entraîne à l'orgue. C'étaient des moments de paix, même si je n'avais aucune pensée métaphysique particulière. Ce sont des bons souvenirs. En plus, le séminaire se trouvait en pleine nature. L'hiver, c'était un peu triste mais, l'été, on profitait d'une ferme intégrée pour faire les foins, du jardinage, les vendanges.

Je suis resté là quatre ans, de la classe de cinquième à la classe de seconde. Latin-grec à haute dose. On apprenait par coeur les discours de tous les grands orateurs. On montait sur le bureau et on déclamait Démosthène et bien d'autres dans le texte. "Delenda Carthago est" : on connaissait tout ça par cœur ! L'idée était que l'on devait parler couramment le latin et le grec ancien... C'est bien pratique dans la vie ! En-dehors du Vatican, je n'ai pas trouvé beaucoup d'endroits où m'en servir ! [Rire]

Quel souvenir gardes-tu de ton passage au séminaire ?

C'était déjà pratiquement deux fois moins de vacances que les autres gosses. On n'allait à la maison que toutes les six ou sept semaines. On était véritablement coupés du monde. De 6 heures du matin à 9 heures du soir, on n'avait que deux heures de récréation. Pour le reste, c'était travail, travail, travail. C'est-à-dire que n'importe quel cancre qui rentre au séminaire, quand on le jette ensuite dans une autre école, il a dix-sept de moyenne, c'est clair.

Un acquis important, c'est l'humanisme. A partir du moment où l'on vit à deux cents dans un cercle fermé, il se forme une forte culture commune. On apprenait notamment la Bible. Et la Bible, aujourd'hui, j'en parle beaucoup dans mes chansons. C'est le livre de l'humanité. Il n'y en a pas tant que ça... Des livres qui ont traversé pareillement les millénaires, j'en vois deux : la Bible et L'Odyssée.

Avec le recul, bilan positif ou négatif ?

Aujourd'hui, je trouve le bilan positif. C'est là notamment que j'ai appris la musique. De mon séjour au séminaire, j'ai aussi conservé la notion de puissance de travail. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, quand je ne fais rien, je culpabilise. Pas seulement à cause du séminaire, d'ailleurs... J'ai vu mon père travailler toute la journée pendant quarante ans sans être malade.

Tu peux te dire : je suis le produit d'une éducation judéo-chrétienne ?

Complètement ! En ce qui me concerne, cela a été poussé à l'extrême parce que je suis passé par ces quatre années d'études fortes, notamment de la Bible... Mais tous les gens de ma génération sont issus de cette culture-là, même ceux qui n'avaient pas la même éducation que moi. Mes gosses ne sont pas baptisés et leurs copains le sont rarement. Donc, aujourd'hui, c'est fini tout ça. Ils ne savent pas trop qui est Jésus... Pour eux, c'est juste un élément culturel au même titre que les autres mythes.

Cette éducation, c'est un atout ou un poids ?

C'est devenu un atout depuis quelques années. Parce que, pour rompre avec la religion catholique, dont je connaissais tous les mythes, je me suis mis à étudier les autres religions, les autres cultures. Je suis en train d'en tirer les dénominateurs communs. Et il y en a un paquet, aussi bien chez les Amérindiens que chez les Esquimaux, les Hindouistes, les Grecs, les Latins, les Vikings, etc. Partout, on retrouve les mêmes choses, que ce soit le déluge ou cette histoire de l'homme poursuivi par la foudre divine.

Je suis également reparti à la recherche de mes véritables racines culturelles : le celtisme. Ces dernières années, j'ai pas mal bossé sur le sujet. Je l'étudie un peu à temps perdu.

Tu n'es pas vraiment un nihiliste. Il y a quelque part une quête spirituelle...

Si, je suis un nihiliste. Mais j'occupe le temps perdu, je suis toujours à la recherche d'histoires à me raconter. Je ne crois pas à grand-chose, mais je m'amuse avec les cultures. Cela me plaît bien, parce qu'on m'a plongé là-dedans quand j'étais petit. J'ai gardé le latin, le grec et les Dinky Toys, quoi !

Quand la tentation de l'écriture t'a-t-elle saisi ?

La première année de séminaire. En même temps que j'ai découvert l'internat, je me suis fait des copains avec lesquels ça se passait beaucoup mieux qu'à Dole. J'étais entré dans l'adolescence... et peut-être que l'adolescence est moins barbare que l'enfance. Ces copains, avec qui j'apprenais le grégorien, le piano et l'harmonium, avaient tous les disques yéyés ! Pendant les vacances, je me suis mis à écouter Salut les copains. Dès le troisième mois, je voulais être Johnny ou Claude François. Après, j'ai voulu être les Beatles et les Rolling Stones. Déjà, je commençais à découper les photos dans Salut les copains, le magazine, à recopier des chansons. Peut-être cinq cents, calligraphiés sur des tas de cahiers ; des monuments [rire] que j'ai perdus dans mes déménagements.

Pourquoi as-tu quitté le séminaire ?

Une histoire lamentable... J'avais été dénoncé par un élève pour avoir dit que l'Evangile je me le mettais quelque part. C'était au début de l'année. Le Supérieur m'a convoqué pour me dire que c'était là une attitude inadmissible, qu'il fallait prévenir mes parents que je ne pouvais pas continuer... Déjà, je n'avais plus envie de rester. J'ai préparé mon père et ma mère à cela. J'avais quelques mois pour réfléchir. En février, je suis retourné voir le Supérieur pour lui annoncer que j'allais partir, comme il me l'avait suggéré. Il m'a dit : "C'est dommage, tu es un bon élément". Il se contredisait en trois mois ! Mais j'avais pris ma décision, je me suis tiré.

Je me suis alors retrouvé externe à Dole ; chez les Jésuites. Il m'a fallu une année d'adaptation : quand on sort du petit séminaire, c'est un sacré choc. L'avantage, c'est que j'avais appris la guitare en cachette. J'écrivais déjà mes chansons. J'ai tout de suite été mêlé à d'autres guitaristes, à d'autres musiciens. On a commencé à faire des bœufs et à monter des groupes où je chantais, les Caïds Boys, les Squelet's, etc.

Ta toute première chanson ?

J'étais en cinquième. Elle s'intitulait "Merda zuta twist". De cette époque, il y en a une de 1965 ou 1966 qui reste et qui est éditée, "Je t'en remets au vent". Il y en a eu d'autres qui s'appelaient "Des piments rouges dans les neiges du Fuji-Yama", "Bain de minuit dans le Gange à Bénarès". C'était un peu la période hippie. J'écrivais ça pendant les heures de cours, en première et en terminale.

Qu'est-ce qui te hantait à ce moment-là pour écrire comme ça ?

J'étais influencé un peu par tout ce qui se passait. Il y avait Antoine, Dutronc, ce que je traduisais de Dylan ou des Beatles _ John Lennon a pondu quelques trucs assez gratinés _ et même certains titres de Mick Jagger, qui savait encore écrire de beaux textes. Le surréalisme ? J'ai appris seulement ce que c'était... une semaine avant de passer le bac ! Chez les Jésuites, on étudiait plutôt Charles Péguy et Teilhard de Chardin que Sartre et Breton. C'était même interdit de lire ça.

A la fin de ma terminale, le prof a dit : "Comme l'année est finie, je vais vous montrer d'autres trucs qui n'ont pas beaucoup d'intérêt ; histoire de vous amuser". Il nous a lu un poème de Breton et je suis tombé raide ! Tout de suite, je me suis plongé là-dedans. Puis je me suis mis à Benjamin Péret, l'auteur qui m'a le plus influencé à l'époque. Ma première année de fac, j'ai lu Le Déshonneur des poètes quatre fois de suite !

Pas courant, ce prénom d'Hubert-Félix...

Félix, c'est mon troisième prénom. En fait, je m'appelle Hubert, Gérard, Félix. Mais il a dû y avoir une erreur de transcription à l'état civil que j'ai découverte, à dix-huit ans, quand à l'armée un officier m'a appelé Hubert-Félix. Ca a beaucoup fait rire mes camarades. Comme j'étais déjà un peu branché surréaliste, que j'essayais d'écrire des textes marrants, loufoques, je me suis dit : c'est tout à fait le prénom qui va m'aller. Et je l'ai gardé ! Cela dit, tous mes proches m'appellent Hubert. C'est presque un pseudonyme, Hubert-Félix, sauf que ça figure sur mon passeport ! [Rire] Je n'ai jamais fait que deux jours à l'armée, mais j'en ai rapporté un prénom !

Deux jours d'armée seulement ?

Ca, c'est une autre anecdote. J'étais bon pour le service mais, après le bac, histoire de retarder le moment où j'irais à l'armée, je suis entré à l'université. J'y ai passé deux ans pendant lesquels j'ai écrit des dizaines de chansons. J'allais rarement aux cours. A l'oral des examens, je me retrouvais pour la première fois face au prof que j'aurais dû avoir toutes les semaines. On faisait connaissance ! [Rire] Malgré cet absentéisme je me suis pas mal débrouillé, puisque je l'ai eu _ presque _ la moyenne ! Jusqu'au moment où j'ai décidé de me porter déserteur. Et être déserteur en France, ça pèse lourd. Dans mon idée, je quittais la France pour n'y revenir qu'à l'âge de quarante ans. J'avais prévu mon truc. Je commençais par la Suisse, où je me posais...

J'avais quitté la fac en 1971 et trouvé un emploi de disc-jockey dans une boîte, histoire de me faire du pognon pour organiser les vingt ans qu'il me restait à vivre loin de France. Un jour, je reçois de l'armée une feuille miraculeuse qui me disais en gros : compte tenu du fait que vous êtes sursitaire de la classe 1968 et qu'il y a trop d'effectifs suite à la loi Debré qui n'autorise plus les sursis pour raisons familiales, vous n'êtes pas obligé de faire votre service. Si je le voulais vraiment, il fallait que j'insiste en renvoyant le coupon ! Je l'ai brûlé aussitôt ! Et j'ai pris la plus grosse cuite de ma vie !

Ce que je ne voulais surtout pas, c'était l'objection de conscience... Pour moi, c'était et cela reste un truc de boy-scout. Le syndrome John Wayne, toujours ! L'objection de conscience, c'était pas cow-boy. Être déserteur, ça l'était. J'avais donc choisi d'être déserteur.

Tu avais vingt ans en 1968. Comment as-tu vécu le mois de mai de cette année-là ?

En provocateur. Or, provoquer en 68, c'était mettre des croix de Lorraine partout ; c'était dire : vous êtes de petits connards, moi je suis gaulliste... et je le prouve ! C'était un grand jeu, dont j'inventais les règles en permanence. J'ai même été royaliste ! Comme si, en tant que fils de prolo, j'avais le moindre intérêt là-dedans ! [Rire] Je n'ai pas pris de pain dans la figure, car je crois que je le faisais assez bien, de façon subtile. J'arrivais même à avoir une audience ! Quand je voyais arriver un de mes copains, nouvellement révolutionnaire, je faisais aussi semblant d'entrer dans le bureau des jeunesses gaullistes, l'UJP. J'ai fait le coup cent fois, mais je n'ai jamais mis les pieds, évidemment, dans le bureau en question. Je n'aurais rien eu à dire ! [Rire]

Mais faut pas déconner ! Qu'est-ce que c'était, Mai 68 ? Des fils de bourgeois qui, tout à coup, parce que c'était la mode, se sont mis à défiler dans la rue et à se dire anarchistes. Décemment, je ne pouvais pas adhérer à ça. Il me suffisait de regarder chez moi : à cause de cette histoire, la boîte de mon père allait fermer et il allait être chômeur. Je voyais bien comment ça se passait dans les milieux ouvriers. Mai 68, ce n'était pas une révolution prolétarienne. Affectivement je ne parvenais pas à accrocher. Aujourd'hui, pourtant, je continue à avoir un sentiment pour Daniel Cohn-Bendit, parce qu'il vieillit bien, parce que je le trouve quelque part poétique. En plus, il a un look ! De temps en temps, je me dis que si Morrison avait vieilli un peu, il aurait pu ressembler à Cohn-Bendit !

Tu es anarchiste ?

Non... Parce que les anarchistes eux-mêmes se croient obligés de se mettre entre eux pour faire des syndicats. Moi, je suis un solitaire. C'est là où je diverge avec Ferré. Le Ferré militant anar ne m'intéresse pas du tout. Je dis que je suis libertin pour éviter libertaire. Mais l'étiquette que je préfère, c'est nihiliste... C'est plus rock'n'roll, plus piment et alcools forts.

Comment expliques-tu le quasi silence des médias à ton sujet, notamment celui des radios et des télés ?

Un jour, un type m'a dit : tu fous la trouille à tout le monde. C'est sans doute à ce niveau-là qu'il faut voir le problème. Généralement, les gens de radio et de télévision ne sont pas spécialement courageux. Ils n'ont pas le syndrome John Wayne, quoi ! [Rire] Dès que tu es un peu différent, que tu ouvres ta gueule un peu fort, t'es gommé. Dans cet univers-là, on ne veut que des mecs qui rentrent dans le moule... et qui, surtout, ne posent pas de problèmes.

Cela ne te cause pas un peu de peine, ce silence ?

Un peu, bien sûr. Mais, au fond, je n'ai pas vraiment de regrets. Plutôt que d'avoir à faire des concessions, ce dont je suis incapable, je préfère garder une ligne de conduite claire et propre. Je n'ai rien à gagner à entrer dans un moule... Avec les télés, ce qui m'ennuie, ce n'est pas d'être écarté des émissions de variétés, car elles ne sont généralement pas passionnantes, mais d'être boudé par les journaux. Quand j'ai fait quatre soirs de suite le Zénith, personne n'en a parlé. Quatre fois de suite le Zénith, c'est pourtant beaucoup plus qu'un seul Bercy...

Tu as d'autres passions, en-dehors de la musique, de la littérature et des voitures ?

J'ai des passions qui bougent. A une certaine époque, je faisais de l'avion. J'ai un certain nombre d'heures de vol. Puis j'ai arrêté. Mais j'aimerais bien m'y remettre. [Soupir] Que veux-tu, être chanteur, ça demande une discipline ; on ne peut pas faire ce qu'on veut. Comme sauter en parachute. Je ne peux pas prendre le risque d'annuler un album ou une tournée à cause d'un accident éventuel. Il y a un tas de choses un peu violentes ou un peu fortes que je souhaiterais faire et que je ne fais pas. Parce que ce qui importe le plus, pour moi, c'est quand même la chanson. Cela limite beaucoup d'activités : les grands voyages, par exemple. OK, je gagne bien ma vie, mais pas assez pour m'arrêter et me consacrer uniquement à mes passions. Je suis encore condamné à travailler !

Si tu avais largement de quoi vivre, que ferais-tu ?

Je ferais comme Brel, j'arrêterais. Tout le monde parle beaucoup du courage qu'il a eu d'arrêter de chanter. Je veux bien, mais moi si j'avais eu son compte en banque à la même époque, j'aurais également stoppé ! J'aime bien ne rien foutre...

"Ne rien foutre", ce serait quoi concrètement ?

Je serais un grand contemplatif. Je me shooterais toute la journée avec plein d'images, en les oubliant deux secondes après. Je cultiverais l'inutilité. Ce qui n'est pas contradictoire avec mon envie de voyager. Dans le voyage, ce qui m'intéresse, c'est la dérive, le côté fétu de paille, cerf-volant... Au niveau de l'inutilité, c'est parfait. Avec cette mentalité-là, d'ailleurs, je ne comprends pas comment je suis revenu vivant de certaines expéditions !

Pas très claire, cette notion d'inutilité...

Pour moi, être inutile, c'est aller jusqu'au bout et se gommer soi-même. C'est la transparence totale. Dès fois, je me dis : tiens, si j'arrivais à maigrir d'un kilo par jour, dans soixante-cinq jours je j'existerais plus. C'est le genre de fantasme que j'ai.

Ce n'est pas un jeu ?

Écrire une chanson, c'est quoi ? Un jeu. Si nous les artistes nous ne jouons pas, qui jouera ? Plus on joue meilleur c'est. C'est ce que l'on fait toute la journée. Tu as vu le matériel, le confort dans lequel on bosse ? Quel gosse de quinze ans ne rêverait pas de ça ?

[Silence] Dans ces conditions, comment peux-tu me demander si je ne joue pas ? Bien sûr que je joue ! L'intellectualisme n'est lui-même qu'un jeu de l'esprit et c'est mieux que le sentimentalisme qui est un débordement de l'âme. Tant qu'à faire, plutôt jouer que de se laisser aller aux débordements.

Penses-tu, définitivement, que tu n'auras jamais la tentation du bonheur ?

Oui. Je suis très content du disque qui porte ce titre. Mais c'est une erreur de ma propre évolution. Je suis d'accord avec Jacques Chazot qui disait : "C'est difficile de dire qu'on est heureux, et puis c'est mal élevé de dire qu'on est heureux". Tout le monde s'accroche à ça ; ce n'est pas important. Je pensais rentrer dedans comme on rentre dans la voiture d'en face. [Rire] Même avec les airbags, ça n'a pas marché ! Ce n'est pas que les portes étaient fermées. C'est moi qui les ai fermées... En clair, je pense que ce n'est pas un bon exemple à donner aux jeunes, le bonheur. C'est un truc de vieux qui endort, c'est une drogue. Ca fout la trouille, parce qu'on a toujours peur de le perdre. Quand on est désespéré, on n'a rien à perdre.

[Silence] Le bonheur, ça ne peut pas fonctionner dans mon monde. Je ne peux pas le chanter. Il faut laisser ça à ceux qui savent le faire. Il y en a tellement qui en ont envie. J'ai fait l'essai, vraiment. J'ai tenté de faire bouger les moules au fond de moi. Mais je n'arrive pas à intégrer cette notion. Ca me paralyse ; parce que chaque fois que je pense bonheur je vois un vieux bourgeois assis dans un fauteuil. Ca, je ne peux pas.. J'ai tenté de transformer le mot et c'est un échec. Pas l'album, parce qu'en-dehors du titre il traite si peu du sujet !

[Silence] Le bonheur, j'avais néanmoins sincèrement envie d'en parler, parce qu'il y a malgré tout des choses qui me rendent heureux. Mes gosses, par exemple ; la façon dont ils évoluent, dont ils grandissent. L'un a cinq ans et l'autre douze. C'est compliqué, mais c'est beau.

Ils sont fiers de leur père, j'imagine...

Je ne sais pas s'ils sont fiers mais, en ce moment, ils sont dans une phase où ils découvrent tous mes vieux disques. Ils n'écoutent que ça. Je rentre à la maison et j'entends du Thiéfaine sans arrêt ! C'est pour eux qu'à Bercy j'ai décidé de reprendre mes vieux titres. Des trucs que j'ai écrits au moins vingt ans avant leur naissance... et qu'ils fredonnent aujourd'hui ! Le petit de cinq ans chante "Borniol" ou "L'ascenseur". Il en connaît des couplets complets, il est terrifiant ! Tout ça avec des yeux malins. Et, bien sûr, chaque fois qu'il trouve des mots grossiers, c'est l'apothéose !

Au fait, c'est quoi le syndrome John Wayne ?

Le syndrome John Wayne ? C'est être debout dans ses bottes, tout simplement !

Propos recueillis par Jean Théfaine
Publié dans
Chorus en octobre1998