"Le célébre inconnu"
(Juil. 1999)
 
   

A l'aube de la cinquantaine, douze albums et des milliers de concerts derrière lui, Thiéfaine, l'enfant terrible de Dole, vient de remplir Bercy et deux fois l'Olympia. Explication.

Après vingt de carrière sans aucune forme de promotion, remplir une salle comme Bercy, c'est une revanche ?

Contre certains médias qui m'ont boudé ? Maintenant, je m'en fous, c'est leur problème ! Je peux juste leur dire qu'avec ou sans eux 17.000 personnes se sont levées en même temps à Bercy pour reprendre le refrain d'une de mes chansons.

Comment expliquez-vous cette résistance des médias ?

Il y a une réticence de certains médias : la télé, les FM ; mais la presse écrite comme les radios généralistes m'ont toujours donné la parole. Le problème vient de ces gens qui ne travaillent qu'avec l'audimat. Ils détiennent le pouvoir avec un petit "p", un "p" prétentieux. Ils ne veulent pas prendre de risque. On m'a dit que je leur faisais peur, tant mieux !

Depuis 1978, l'engouement du public pour votre personnage ne semble pas s'amoindrir, pouquoi à votre avis ?

Pour les 18-20 ans, je suis devenu une forme de rituel. Avant on allait à l'armée, maintenant on va aux concerts de Thiéfaine (rires). Il y a aussi des parents qui m'écoutaient du temps de "Dernières balises avant mutation" et qui amènent leurs enfants. Le public s'élargit, devient intergénérationnel, mais la base reste la même.

Comment se prépare un album de Thiéfaine ?

En règle générale, je compose un album en un mois et demi. Mais je ne travaille jamais plus de deux heures par jour. J'ai remarqué que, lorsque je bosse plus, je détruis ce que j'ai fais pendant les deux heures précédentes. Les gens demandent les 35 heures par semaine alors que concrètement, on ne travaille bien que deux heures par jour ! C'est en concert que je bosse le plus : je chante pendant trois heures (rires).

Qu'est ce qui nourrit vos chansons ?

Mon organisme, mes pensées, mon intellectualisme, mon côté peinture... Je mets tout dans mes chansons ! Je me compare souvent au Facteur Cheval, qui accumulait des pierres, des lettres, des coupures de journeaux... Moi, je suis pareil, je rapporte des choses tous les jours chez moi. Je n'essaie pas de faire un palais comme le bon facteur, mais des chansons qui trahissent l'air du temps. Je cherche avant tout à me surprendre.

Vous prenez toujours du plaisir à jouer sur scène des chansons comme "La fille du coupeur de joint" ou vous faites ça uniquement pour le public ?

J'essaie de ramener le public vers le dernier album, mais les classiques sont incontournables. Je les joue en apportant un son différent à chaque tournée. En 1994, on reprenait "La fille" à la façon des Pink-Floyd, pour cette tournée on tape plus dans un style acoustique ou néo-punk. Il faut innover, sinon c'est lassant. Je ne veux pas monter sur scène comme on va au boulot.

Depuis les deux derniers albums, vous semblez avoir une vision moin dépressive de ce qui vous entoure, est-ce que cela correspond à un véritable changement de mentalité ?

Oui, mais heureusement que je change ! Quand je composais des chansons comme "Les dingues et les paumés", j'avais besoin de laisser transpirer mon état dépressif. Pour l'album "Soleil cherche futur", je me suis donné à corps perdu dans l'écriture. On ne peut pas vivre continuellement avec ce genre de déchirures ...

Comment avez-vous surmonté ce spleen ?

J'ai changé ma vie, c'est tout ! A l'époque , j'habitais à Paris, maintenant je passe un tiers de mon temps dans les hôtels, un tiers dans la nature, à côté des animaux sauvages, et un tiers en ville avec mes enfants. En habitant un peu partout, et même si le monde est souvent catastrophique, je réussis à ne pas m'effondrer.

C'est important pour vous, ce retour vers la nature ?

Pendant cinquante ans, tout le monde s'est exilé vers Paris. Aujourd'hui, avec le TGV, le fax, l'internet, on n'a plus besoin de vivre tout le temps dans le stress de la ville. Elle reste quand même un passage obligatoire : la culture vient de la ville, pas de la campagne. J'ai une mentalité urbaine, mais j'aime la campagne. J'ai besoin des deux pour assurer mon équilibre.

Pendant un moment, vous parliez d'écrire un roman, où en est le projet ?

Oui, j'écris toujours un peu...mais surtout des lettres d'insultes (rires). Les gens n'écrivent plus, ils téléphonent. Moi, j'écris quand je suis mécontent, c'est plutôt hargneux, alors si on rassemble mes textes, ça peut faire une anthologie de la révolte !

A 50 ans, vous vous considérez toujours comme un révolté ?

Oui, et je crois que je le prouve encore tous les soirs sur scène. Je suis plutôt revêche dans la vie quotidienne alors pour évacuer le stress, je rentre dedans. En France, le seul artiste qui avait cette rage, c'était Léo Ferré. On le mettait avec Brel et Brassens, mais je trouve que c'était le seul des trois qui restait debout et qui avait vraiment cette hargne rock and roll.

Vous arrivez encore à vous projetez dans l'avenir ?

Pour l'instant, je ne vois pas plus loin que la fin de la tournée. Quand j'avais 20 ans, je ne pensais pas passer le cap des 30 ans, c'est dire si je suis surpris d'en avoir bientôt 50. Bon, je planifie quand même un peu ma vie. Je suis tellement libre que, si je ne planifie pas, je peux voler dans tout les sens. Je suis comme un peintre qui prend un cadre ... (réflexion) ; on ne peut pas peindre à côté de la toile. Pour être libre de créer et de se révolter, il faut qu'un cadre existe.

Propos recueillis par Mathieu Sirot
Extrait du programme des Eurockéennes de Belfort 1999