"Dossier Thiéfaine - Rock Style"
[Part.1 : Interview par Frédéric Delage]

(Fév. 1997)
 

PREFACE (par Frédéric DELAGE)

"La dernière tentation de Thiéfaine" "La tentation du bonheur" : le titre de son dernier album -splendide-sonne d'abord comme une heureuse provocation. Hubert-félix Thiéfaine n'en finit pas de se montrer, et surtout de s'écouter, là où on ne l'attendait pas. A l'aube de ses vingt ans de discographie, l'homme respire toujours l'élégance de l'artiste racé, l'intransigeance d'une intégrité hypersensible écorchant volontiers tous les intégrismes carnassiers. Et puis surtout, l'enfant Hubert avoue conserver bien au chaud cette innocence de l'âme sans laquelle rien, surtout pas un disque, n'est vraiment lumineux.

INTERVIEW :

Introduction :

Dijon, mardi 21 janvier 1997. C'est au premier étage d'un immeuble gris du centre-ville de Dijon. Le bureau est somme toute banal, juste égayé sur les murs par quelques affiches des dernières tournées. Sur la table, le courrier des fans s'entasse comme autant de lettres d'amour en transit. Le destinataire est en train d'en déflorer certaines lorsque votre serviteur s'avance. Hubert-Félix Thiéfaine s'illumine cette fois d'un sourire accueillant. Visiblement, l'exercice de l'interview lui convient mieux dans cet espace familier, où semble justement règner entre lui et ses collaborateurs comme un esprit de famille, que dans le calme feutré mais finalement glacé du salon d'une maison de disque parisienne. Et l'on a peine à croire, en l'écoutant, en l'observant, que ce blond jeune homme au regard fluorescent va cette année sur ses cinquantes printemps.

Presque vingt ans après la sortie de ton premier album, comment analyses-tu ton succès ?

En fait, je ne sais pas si c'est vraiment à moi de répondre à cette question. J'ai écrit des chansons, j'ai essayé de me surprendre, d'amener des variations... J'ai pris des risques parfois. Il m'est arrivé de me dire : cet album là, personne n'en voudra, personne ne voudra l'acheter. Mais d'un autre coté, je ne pouvais pas dire autre chose que ce que j'avais à dire, je ne pouvais pas faire d'autres musiques que celles que j'écrivais. Donc, au bout du compte, je ne me pose pas trop ce genre de questions. Je ne fais pas trop d'analyses en fait, tout simplement parce que je ne pense pas que ce soit très utile pour moi de connaitre les détails de cette histoire. Je ne me retourne pas tellement finalement. Je sais que le jour où je voudrai le faire, ce sera facile : chaque album correspond un peu à une balise sur mon chemin.

Tu n'analyses donc pas d'avantage le fait que tu aies réussi à toucher des générations successives d'adolescents ?

Il est certain qu'il y a dans mon public beaucoup d'ados et de jeunes. Je le vois bien pendant les concerts : y'a qu'à regarder les premiers rangs. Mais il y a aussi parmi ces gens, et de plus en plus, des personnes plus agées, qui me suivent depuis longtemps et qui me font parfois de jolis compliments. Ce sont des gens grinnosants, parfois des papis-mamies, pour certains ... C'est comme ça : les gens de ma génération commencent à être des papis-mamies, tout en ayant toujours un coeur d'ado. Et je pense d'ailleurs que moi-même, je n'ai pas tout à fait perdu mon coeur d'enfant, ni mes rêves de gosse. Finalement, c'est peut-être pour ça que ça continue. Si j'ai du succès auprès d'un certain public, je dis tant mieux et pourvu que ça dure. Mais ça peut s'arrêter demain et je ne saurai même pas pourquoi ça s'arrête.

"La Tentation du Bonheur", c'est un titre plutôt innatendu pour un album de Thiéfaine ...

Je crois que j'aime bien me provoquer moi-même. Et c'est vrai que le mot "bonheur" est un mot qui me provoque beaucoup. La preuve, c'est que je l'utilise un peu comme un mot tabou : on doit le retrouver en tout et pour tout deux ou trois fois dans ma discographie. Je ne suis pas un fou de Jacques Chazot mais il a dit cette jolie phrase dans une interview, qui est sur le livret de l'album : "C'est difficile de dire qu'on est heureux, et puis c'est mal élevé de dire qu'on est heureux". A l'époque, je l'ai trouvée tellement belle que je l'ai encadrée.

Sur le livret, il y a aussi cette phrase de Léo Ferré : "Le bonheur, ce n'est pas grand chose, c'est du chagrin qui se repose". C'est une phrase très dure ...

Oui, mais peut-être aussi que le bonheur est quelque chose de dur.

Vu de l'extérieur, on a l'impression que le fait d'avoir eu des enfants a joué un grand role dans ce changement vers le bonheur, au moins vers sa tentation ...

Ca m'a changé, mais j'avais changé avant, aussi. Je n'ai pas fait des enfants pour régler mes problèmes. Si j'ai eu envie d'en avoir, de consacrer du temps à ça, c'est d'abord parce que je me sentais mieux dans ma peau et que je me sentais capable d'assurer le rôle de père. Mais après, évidemment, les enfants, ça change tout. Ca met tellement de tendresse, de joie de vivre, que ça ouvre les portes d'un autre monde, un monde dynamique, qui pète l'énergie. faut suivre. Et puis c'est vrai que quand on a des enfants qu'on aime, on peut quelque part imaginer le bonheur. Mais bon, comme je le disais à la naissance du premier dans "Septembre Rose", le bonheur, on s'en méfie ...

Dans la "Tentation du Bonheur", il y a aussi "La nostalgie de Dieu", morceau dans lequel tu tournes la religion en dérision. Te considères-tu comme quelqu'un de fondamentalement anti-religieux ?

Je suis contre les sectes et les religions. Je suis contre les institutions religieuses. Ca ne veut pas dire que je suis athée. Que Dieu existe ou n'existe pas, ça ne change pas grand chose dans ma vie, je trouverais stupide de dire que je suis athée puisque je n'ai pas plus de preuve de mon athéisme que de l'inverse. Dieu n'est pas le problème. Mais les religions et les sectes, ça oui, ça me tue. C'est d'ailleurs pourquoi je reviens à la charge sur ce sujet après l'avoir mis de côté pendant des années. Je reviens à la charge pour lutter contre les sectes, notamment contre la secte qui a réussi et qui s'appelle, je crois, le catholicisme. Notamment parce qu'il y a ce type dans sa papamobile, qui dit connerie sur connerie, qui est même dangereux, qu'on devrait même condamner pour non-assistance à personne en danger puisqu'il invite les gens à attraper le sida. Ce pape est hyper-dangereux : il pousse le monde à la surpopulation, ce qui est justement la principale menace qui pèse sur la Terre aujourd'hui, bien plus que la pollution ou quoi que ce soit d'autre. Mais une fois de plus, je n'ai rien contre le mysticisme. C'est même joli le mysticisme : c'est comme la mélancolie, c'est comme la nostalgie ... Même l'idée de Dieu peut être jolie. Mais les religions ou les sectes, ça non jamais. Chacun a le droit de s'inventer un Dieu, de prier le Dieu qu'il veut. Mais en revanche, faire de la politique et du militantisme avec ce genre d'idées est d'une nullité totale. Une nullité totale qui débouche non seulement sur la connerie mais aussi sur la barbarie. N'oublions pas que 95% des guerres sont des guerres de religion.

A propos de guerre, tu as évoqué dans plusieurs chansons le conflit en ex-Yougoslavie. Tes-tu senti particulièrement concerné par cette guerre ?

On se sent forcément concerné par tous les conflits à partir du moment où l'on est humain. On se dit : "Tiens, ce sont des mecs comme moi qui sont en train de se ratatiner la gueule, qui sont en train d'estropier des gosses, qui sont en train de violer des femmes." Y'a pas beaucoup de dignité là-dedans, j'en ressors fatalement honteux pour moi-même, pour l'Homme... Or, le conflit en ex-Yougoslavie, c'est aussi le plus proche de nous. Il n'y a pas si longtemps, on allait en Yougo, les gens se disaient "tiens, cet été, on fait la Yougo". Les gens de là-bas sont des gens qui ont la même culture que nous, même s'ils ont vecu trente ans de communisme. Mais ce n'est pas la pire des choses qui leur soit arrivée. Ils se battaient déjà entre eux auparavant. Ils se sont toujours battus entre eux, d'ailleurs. C'est ça qui est terrible. Et puis, personnellement, c'est vrai que ma famille est indirectement liée à Sarajevo. J'avais un grand-père qui était précepteur à la cour de Sarajevo. C'était au siècle dernier, il a du se barrer parce que ça virait déjà au vinaigre. Mais tout ça est incompréhensible quand on suit l'histoire de ces gens : des gens qui étaient souvent du même village, qui étaient copains avant et qui se sont mis à se taper les uns sur les autres pour des histoires faussement raciales et pour des histoires de religion, une fois de plus. C'est la guerre la plus proche et la plus stupide que je connaisse.

Te sens-tu impliqué dans le domaine politique ?

Avant je me vantais de ne pas voter. Maintenant, je vais voter, à ma façon, pour participer au rejet des extrèmes, que ce soit le communisme ou l'extrème-droite. Même si je suis très critique, notamment sur la politique intérieure française, je pense quand même qu'il faut rester unis tous ensemble pour au moins sauver la démocratie. Parce que c'est encore ce qu'il y a de meilleur en ce moment, même s'il y a des défauts partout, même si ça se craquèle. Je crois qu'il faut rester vigilant, continuer à se battre pour moderniser la démocratie, pour qu'elle aille plus fort, encore plus loin. Mais il ne faut certainement pas revenir en arrière sous prétexte qu'il y a une crise et que c'est difficile de vivre. Donc, maintenant, je vote. Mais je ne vais pas voter pour quelqu'un. Je vote contre.

Que penses-tu de ces artistes dont la démarche politique peut aller jusqu'à soutenir tel ou tel candidat ?

Je trouve que ce n'est pas le rôle d'un artiste de faire ça. Son rôle est d'être créateur, d'être politiquement créateur. Mais aller soutenir x ou y, ça ne veut rien dire, je trouve ça un peu nul. Je pense qu'il y a un moyen d'être "politique" ailleurs, autrement.

On a l'impression qu'au fil de ta discographie, la noirceur d'antan s'est peu à peu atténuée. Le temps apporterait-il le sens des nuances ?

Effectivement, depuis "Dernières balises ...", j'espère que les gens ont quand même perçu une montée. On voit que ce n'est pas facile de changer de couleur, de mettre un peu de soleil dans sa vie. Il n'y a pas eu de révolution d'un album à l'autre, mais comme une progression en pente douce. "Soleil cherche Futur" envisage déjà un petit rayonnement, au moins une étincelle quelque part qui pourrait faire bouger les choses. Après, il y a des rechutes, c'est normal. Et puis il y a "Météo für Nada", qui est un disque où il y a déjà plus d'éclatements, puis "Eros uber alles" avec "Septembre Rose" qui reste une chanson pleine d'espoir. Je crois que j'ai peu à peu évolué et c'est vrai que je n'ai plus envie de jouer aussi fort avec le désespoir qu'auparavant. Parce que je n'ai plus droit à ce même désespoir. On ne peut pas vieillir avec le désespoir, ce n'est pas possible. Il faut avoir le courage de se flinguer à un certain moment ou alors, si on décide de vivre, il faut changer sa vie et croire tout connement ... à la vie. Il n'y a pas de grandes idées pour ça : il faut croire à la biologie, croire à la vie, croire au mystère de la vie.

Croire à la biologie ?

Oui. Maintenant, on traficote avec les gènes, ce qui peut faire le bien comme le mal, d'ailleurs : ça peut soigner les maladies, faire évoluer toute l'humanité. Il suffit de se dire : "Il y a un mystère de la vie, on ne sait pas trop d'où l'on vient, mais certains jours, c'est quand même bien agréable de vivre". Mais pour le reste, ce n'est qu'une histoire de viande et de chimie : c'est pour ça que je parle de "biologie". Parce que finalement, je n'en sais pas plus. Je sais qu'il y a eu un big-bang, il y a longtemps. Alors, je me dis : pourquoi n'y aurait-il pas un "big bang" tous les jours ? Pourquoi n'y aurait-il pas un "big bang" toutes les secondes ? Pourquoi n'y aurait-il pas des milliards et des milliard de galaxies ? L'espace est tellement grand, le temps est tellement grand. Je n'en sais rien, mais au moins, je peux imaginer. Ca me suffit. Tant qu'on peut rêver, tant qu'on arrive à jardiner les mystères et les secrets, ça me va. Cela dit, je ne veux pas jouer à la béatitude, ce n'est pas le cas. Je veux dire simplement qu'on peut essayer de vivre. Le désespoir, c'est aussi quelque chose qui se travaille. Tout se travaille. La question, c'est de savoir si on veut vivre ou pas. Et si on décide de vivre, il faut mettre tout le paquet pour ça.

Revenons à ta carrière. Les années qui passent, la discographie qui s'épaissit ne rendent-elles pas finalement encore plus forte la hantise du manque d'inspiration, la peur d'avoir tout dit ?

J'avais déjà peur de ça dix ans avant de sortir mon premier album. J'ai toujours pensé que la chanson que je venais de finir pouvait être la dernière. Quand j'avais 18 ans, je pensais déjà à ça. C'est un doute permanent et je suis toujours dans ce doute. Maintenant, il y a des milliers de gens qui m'encouragent à continuer, c'est peut-être la seule différence. Là, j'ai justement décidé, plutôt que d'aller en tournée, de me remettre directement au boulot, de travailler de nouvelles chansons encore. C'est un challenge. Je veux voir si je suis capable de faire ça.

Depuis la fin de ta collaboration avec Claude Mairet, as-tu envisagé de collaborer à nouveau avec quelqu'un d'autre pour la composition des musiques ?

Je ne sais pas. (silence). Finalement, je trouve que, sans être très recherchées, mes mélodies ne vont pas si mal avec les textes que j'écris. Et puis, il faudrait que je trouve quelqu'un avec qui passeraient vraiment des échanges musicaux...

Paul Personne ?

Oui, par exemple. Parce que c'est un guitar-heroe, parce qu'il a une façon de mettre la patte dans le blues comme je l'aime, une façon que je n'aurai d'ailleurs jamais pour la bonne et simple raison que je suis loin d'être un guitariste de ce niveau là. Mais il n'y a toujours aucun projet. J'écris tout seul en ce moment dans le Jura et je passe de très bons moments à me faire mon cinéma tout seul avec ma guitare, à chercher la bonne suite d'accords et à trouver les bonnes mélodies. Donc, je n'ai pas ce problème. Actuellement, je travaille plus musicalement qu'au niveau des textes. Je vais commencer à m'y mettre. On va voir si je sais le faire encore.

Réécoutes-tu parfois tes anciens albums ?

Ca m'arrive quand je dois partir en tournée, pour choisir les titres. C'est rare. Par contre, je les écoute beaucoup avant leur sortie. Et c'est tout.

Vers 1983-1984, il y a eu cette rumeur qui a enflé : Thiéfaine était mort. Sais-tu aujourd'hui d'où est parti ce mauvais bruit ?

J'ai étudié l'histoire après. J'ai lu des bouquins sur les origines des rumeurs. Il parait que dans toute rumeur, il y a toujours quelque chose de vrai. Mais j'ai beau cherché... Maintenant, peut-être que quelqu'un a dit un jour : "J'ai vu Thiéfaine ivre-mort" et que l'autre personne a compris "Thiéfaine est mort".Non, sérieusement, j'avais décidé d'arrêter de tourner à l'époque : c'était la première fois et ceux qui me suivaient depuis le début ont peut-être pensé que j'étais mort. Mais je crois en fait qu'il y a certaines personnes qui ont lancé cette rumeur, et qui n'étaient pas des amis. Il y a eu certaines histoires sordides, certaines mauvaises gens qui ont fait suivre cette rumeur, qui ont carrément branché les flics là-dessus... Donc, plutôt que de démentir, j'ai précipité la sortie de l'album suivant, qui était "Alambic Sortie Sud".

Pourquoi avoir accepté de participer fin 95 au dernier concert de Ange au Zénith ?

Je ne connaissait pas vraiment Christian (Décamps, ndr) mais on s'était déjà croisé plusieurs fois. Il m'a demandé de venir si gentiment et j'ai senti que c'était tout à fait possible pour moi de m'exploser dans la chanson qu'il me proposait. Et puis je suis aussi venu par sympathie, parce qu'on est un peu du même coin, parce que souvent, beaucoup de gens ont mis en parallele Thiéfaine et Ange.

Justement, vous avez tous deux parfois été victime de la censure d'une certaine presse parisienne spécialisée ...

Disons que je ne veux citer personne mais je connais, dans certains journaux auxquels tu fais allusion, des photographes et des journalistes qui sont prets à travailler avec moi. Il y a en plus une demande du public. Mais le problème, c'est que ça bloque "en haut". Alors, ces magazines consacrent leurs pages toujours aux mêmes chanteurs, des types qui ne sont pas foutus de remplir une salle de 200 places ou de vendre plus de 5000 disques ! C'est une abbération mais finalement ce n'est pas mon problème puisque je peux faire très bien sans eux. J'ai n'ai pas du me faire que des amis, du fait que j'ai toujours eu la langue bien pendue les rares fois où j'ai pu m'exprimer. Il m'arrive de me faire agresser par certaines personnes que je ne connais même pas, à qui je n'ai fait aucun mal. En fait, je pense que j'ai enlevé du pouvoir à certains, juste parce que je continue à exister sans eux. Et ça, ça les emmerde ...

Tes projets immédiats étant réservés à la composition, je suppose qu'une tournée n'est pas pour tout de suite ...

Non, là je repars tout de suite dans le Jura pour me remettre à composer. Il n'y aura pas de tournée avant 1998. Ce sera un peu une date anniversaire : j'aurai 50 piges, 25 ans de scène, 20 ans de discographie. Donc, je préfère tout regrouper et faire un peu la fête. Et la meilleure fête que je puisse faire, c'est de tourner...